Les rayons du soleil s’estompaient à l’horizon lorsque Marie ressentit, ravie, les premiers signes annonciateurs de la naissance. Rien de spectaculaire, juste quelques tiraillements sourds résonnant dans le bas de son ventre comme une mise en alerte, mais surtout la certitude intime que le moment était arrivé. Elle en fit part à Joseph qui, en toute prévenance, lui proposa de s’arrêter sur le bord du chemin, désireux de lui offrir un repos salvateur en vue de l’imminence de l’accouchement. Les amants marchaient depuis déjà plusieurs jours sur les sentiers arides en direction de Bethléem, ne croisant que quelques rares bergers laissant paître leur troupeau entre les buissons clairsemés des steppes rocailleuses. Marie refusa la proposition, préférant le confort du mouvement, et lui suggérant plutôt de continuer leur progression jusqu’à ce qu’ils trouvent un abri pour la nuit.
Ce n’est qu’au crépuscule qu’ils aperçurent en contre-bas un cabanon de fortune masqué par quelques arbres. Joseph s’y précipita, interpelant à la volée tout âme qui pourrait leur offrir l’hospitalité. Marie, restée sur le sentier, choisit de se poser sur un monticule pierreux, en soupirant profondément pendant les courts instants de crispation de ses entrailles, puis en observant son amoureux cherchant à investir cette masure qui lui semblait abandonnée. Le silence incita l’homme à frapper à la porte, puis à l’ouvrir d’un coup d’épaule. Il sourit lorsqu’une odeur de foin et des bruissements d’animaux lui signalèrent ce lieu comme une étable. D’un regard rapide, il repéra quelques moutons dans un coin de la pièce, puis des ballots de paille semblant lui tendre une invitation impromptue, et, derrière une mangeoire, un âne et un bœuf prêts à assurer une assistance chaleureuse et discrète. Il revint chercher sa compagne, et il la fit rire lorsque, d’un geste princier, il l’invita à pénétrer dans son palais.
Après s’être assurée du confort du foin en s’y allongeant quelques instants, Marie se redressa et se remit à arpenter la pièce en chantant, ne s’arrêtant que pour concentrer son regard dans le pelage d’un animal à l’instant du serrement de son abdomen, puis reprenant son allure avec la même ardeur joyeuse. Joseph déballa leurs légers bagages, disposant sur un tissu ce qu’il leur restait de pain, dattes et eau, puis il alluma leur petite lampe à huile transformant l’obscurité imminente en une caressante pénombre. Ils s’assirent à même le sol pour prendre leur repas, s’échangeant plus de sourires que de mots, leur regard pétillant tant sous l’effet de la lueur de la flamme que du bonheur à l’idée de l’arrivée toute proche de leur enfant.
Alors que la position assise lui convenait pendant leur dîner frugal, Marie ressentit une nouvelle fois ce besoin de mouvement, cette envie de pas cadencés lui apportant un apaisement libérateur entre les tensions de son ventre qui s’amplifièrent au fur et à mesure que l’astre lunaire s’élevait dans la nuit, et auxquelles elle répondait par un gémissement lascif supplantant les ébrouements de l’âne. Tantôt elle s’appuyait contre le mur de planches irrégulières entre lesquelles elle s’abreuvait du ciel étoilé, tantôt elle s’accroupissait en se cramponnant à la mangeoire, permettant à sa peau dénudée de savourer le souffle chaud du bovidé. Joseph patientait silencieusement près de la lampe, ne s’autorisant que des coups d’œil discrets vers sa compagne, tranquillisé en la voyant s’abandonner en toute sérénité au commandement de son corps.
Plus tard, Marie suivit sa voix intérieur l’invitant à s’asseoir, de préférence sur un fagot moelleux, et à se pencher vers le tas de paille qui lui offrait un appui douillet. Suivant les injonctions de sa bienaimée, Joseph s’installa à ses côtés, lui prodiguant de voluptueuses caresses, fouillant sur ses indications les parties de son anatomie les plus avides de pression et les plus désireuses de douceur, ou au contraire, cherchant les instants où elle ne tolérait ni effleurement ni baiser.
Durant la soirée entière, elle s’abandonnait aux étreintes sensuelles et aux frôlements suaves remplissant son être de délices, qu’elle interrompait par des mugissements lubriques afin d’expulser cette puissance inconnue jaillissant des profondeurs de ses entrailles. Puis elle replongeait en soupirant dans la chaleur sensuelle de son amant, s’immergeant dans une torpeur bienfaisante, reprenant des forces dans ce bain de tendresse, jusqu’à ce qu’un nouveau torrent d’énergie l’incitait à se redresser en s’agrippant à son homme, en rugissant comme pour s’extraire de vagues de plus en plus hautes, pour s’expulser d’une tempête de plus en plus fulgurante.
Aux heures les plus sombres de la nuit, elle fut prise de panique, doutant de son pouvoir de dompter encore longtemps les forces prodigieuses surgissant de ses viscères, exigeant de quitter sur le champ cet antre ténébreux, hurlant sa volonté de fuir à travers le désert du Sinaï pour y mourir à l’air libre. Joseph l’enserra de ses puissants bras de charpentier, chercha ses yeux disloqués d’effroi, et la rassura tant du regard que de la voix sur ses incontestables aptitudes à enfanter.
Marie s’apaisa en s’allongeant sur la paille, rassemblant, comme un fauve aux aguets, ce qui lui restait de vitalité, amassant d’un grognement toute la vigueur des derniers tréfonds de âme. Soudain elle se redressa et se cabra, rugissant telle la lionne d’Ezéchiel, transcendant son corps vers celui d’un démiurge. Elle s’appropria l’ouragan divin qui rompit les digues, inonda l’intérieur de ses cuisses des eaux du déluge et arracha la lourde arche de son ancrage. Telle la bête de l’apocalypse, elle se mit à beugler en écho à la puissance de la Genèse, à mugir en invoquant l’énergie créatrice de l’univers, à pousser des hurlements incantatoires pour écarter les pans de la Mer rouge et y permettre le déferlement d’un peuple tout entier. Puis, dans un dernier cri concentrant toutes les forces du Cosmos, elle plaça ses mains sur son sexe. Elle ressentit alors, étonnée, décontenancée, l’incommensurable magie d’y réceptionner un petit corps humide. Son enfant.
Titubant d’émotions, elle s’agenouilla en serrant son nouveau-né contre son cœur, écoutant ses premières respirations et ses prémices de vagissement, et réalisant d’un sourire hébété la conclusion heureuse de ces neuf mois d’espérance. Elle se blottit ensuite dans le manteau que Joseph lui posa délicatement sur les épaules, puis elle échangea un tout premier regard avec ce petit être aux yeux d’un bleu mystérieux. Son compagnon l’embrassa fièrement et elle posa dans le creux de son épaule son visage humecté de sueur et de quelques larmes de bonheur. Puis ils restèrent longtemps immobiles, leurs trois corps enlacés, savourant dans le silence et à la lueur de la bougie l’envoûtement de ces instants exceptionnels.
Quelques pas graves du bœuf les firent émerger de leur délicieuse torpeur, leur rappelant de procéder à l’achèvement de la naissance. Muni de son couteau, Joseph pris avec tact le cordon qui reliait encore son enfant aux entrailles de sa compagne. Il hésita, chercha en vain une phrase de circonstance ou une pensée à méditer, mais il se contenta de le couper en éprouvant à cet instant le sentiment grisant de projeter son fils dans le monde des humains. Marie ressentit une nouvelle envie d’éjection, certes bien moins puissante que les précédentes, mais suffisante pour qu’elle puisse rapidement percevoir entre ses cuisses la caresse chaude et humide de l’habitacle vital dans lequel s’est constitué son bébé. Puis elle porta son nouveau-né à son sein, s’étonnant de le voir déjà ouvrir la bouche et, telle la madone qu’elle deviendra, l’invita à une première tétée.
Elle balaya l’étable du regard, comme pour prendre pleinement conscience de l’endroit où elle était arrivée à un moment qui lui semblait déjà appartenir à une autre époque, jusqu’à ce que ses yeux soient attirés par la mangeoire. Elle lança un sourire complice à son homme qui partagea avec elle l’idée de la transformer en berceau, mais elle lui suggéra d’éviter toute précipitation, préférant garder le plus longtemps possible son enfant contre sa peau. En effet, à ce moment-là, les rois mages n’étaient encore qu’au début de leur voyage.
En ce jour de Noël, le monde chrétien célèbre un accouchement divin. Celui d’une femme qui, bercée par l’amour de son compagnon, mit au monde son enfant dans le silence, la pénombre et l’intimité, entourée d’autres mammifères.
Merci pour ce texte magnifique, je réfléchissais à en écrire un depuis une semaine, comme “activité de noël”… Je crois pas qu’après avoir lu ça je me lancerai dans l’essai, trop de pression 🙂
Je suis croyante et j’ai trouvé ce texte bouleversant. Ras le bol de la Marie en bleu roi, vierge éternelle, mariée à un vieux Joseph sans charme. Marie était une femme et j’espère au fond de moi que ton texte s’approche de ce qu’elle a vécu.
très beau texte! m’a donné à ressentir combien c’est par la présence, dans l’expérience, que nous pouvons vivre le divin! Avec toute la sensualité bien suggérée par des mots justes ainsi que tellement de justesse aussi dans l’écrit des relations! Pas besoin de chercher dans le mental, juste résonner avec la vibration ainsi transmise, ça vibre juste sur beaucoup de plans!
merci beaucoup
et nous fait découvrir dans l’après-coup que rendre un instant divin, cela pourrait être cela: relier tous nos plans à travers une expérience ainsi vécue des plans subtils, énergétiques, poétiques, affectifs, émotionnels, sensuels, matériels, physiques et inscrite dans une culture donnée…
La naissance de Jésus est un vrai miracle et sa mère Marie a effectivement accouché dans un total silence, malgré le rejet des hommes à la recevoir dans une des héberges et en proposant un lieu qui n’est pas approprié à l’accueil d’un sauveur. Jésus Christ est né dans un lieu qu’il ne mérite pas, et tout cela, pour montrer qu’il est prêt à nous sauver et nous écarter du mauvais chemin.
Nostalgie de l’accouchement divin, d’ici peu, Noël se fêtera encore et toujours! Gloire à Jésus!
J’ai relu ce billet qui date de l’an dernier, et j’aime beaucoup !
Je trouve que le texte est probablement historiquement juste, et surtout, fidèle à l’Evangile !
Je pense qu’il y a plusieurs niveaux dans le récit, plusieurs approches possibles, en fonction des époques et du vécu de chacun.
Le récit de la Nativité n’est pas tant un récit de naissance qu’un récit de l’exil, c’est une histoire des réfugiés et des “sans-papiers” ; à peine quelques jours après la naissance, la famille doit prendre la route en pleine nuit… et en cela, c’est extrêmement universel et frappant d’actualité.
Je dis ça, en ce jour du 26/12, à savoir le jour de Saint Etienne, le premier martyr chrétien, lapidé à mort à cause de ses convictions. C’est l’occasion de penser à tous ceux qui sont privés des droits de l’Homme.
(Quand j’étais ado, je rêvais de devenir pasteure, mais heureusement j’ai choisi un autre métier. Je n’aurais pas les qualités humaines pour une telle vocation, c’est juste que j’aime bien prêcher !) Bonnes fêtes !