Accouche, sois belle et tais-toi

« Je ne vais quand même pas accoucher comme une sauvage » me disait une amie à qui je racontais mon accouchement naturel et sans douleur. « Je ne supporterais pas l’idée de me mettre à quatre pattes et d’accoucher comme une chienne » me disait une autre. Au-delà de tout autre considération sur l’accouchement, la première idée qui leur venait à l’esprit relevait de la bienséance et de l’esthétisme. Au-delà de toute considération sur l’accouchement primait l’injonction sociale faite aux femmes sur leur apparence physique. De la décence et de l’élégance. Être belle en toute circonstance.

Pour rappel, accoucher relève d’une épreuve éminemment physique, digne d’un sport de haut niveau. Le corps de la femme produit à ce moment un déferlement d’énergie, une intensité insoupçonnée et une puissance rarement atteinte. Ses forces étant décuplées, elle s’étonne de repousser à l’autre bout de la pièce, d’une simple flexion de jambe, l’infirmier voulant lui déplacer le pied, ou broyer de ses fins doigts la main de son compagnon sans la moindre difficulté. Pour qu’elle ne se transforme pas en douleur insurmontable voire en atroces souffrances, cette puissance doit être acceptée et apprivoisée. Une méthode consiste pour la femme à se reconnecter à une forme d’instinct archaïque. Elle adopte alors les positions qui lui semblent les plus confortables, si incongrues soient-elles, en suivant son intuition. Elle émet aussi des sons étranges, pour expulser un trop plein d’énergie. Parfois elle jure, hurle des insanités ou émets des râles proches d’un grognement animal. En somme, pendant quelques heures, elle redevient un mammifère.

Il serait dès lors absurde à ce moment-là d’exiger d’elle une élégance raffinée et un charme délicat. Tout comme il serait absurde de vouloir qu’une championne du monde gagne un 100 mètres sans se départir d’un sourire niait, qu’une marathonienne arrive à la fin de la course sans avoir cesser de lancer des regards langoureux, ou que les joueuses de la finale de hockey se battent pendant tout un match sans froisser leur brushing. Pourtant, l’accès au sport pour les femmes a été un combat féministe. Durant la première moitié du XXème siècle, bon nombre de commentateurs glosaient sur le manque d’esthétisme des visages grimaçants des sportives, sur la perte de féminité des corps soumis à l’effort, sur l’indécence d’offrir à la vue de tous des faces défigurées par la souffrance, spectacle qu’elles ne devraient réserver qu’à leur époux. Lorsque les sportives se sont peu à peu imposées dans l’espace médiatique, les images de leurs exploits s’attardaient beaucoup plus sur leur sourire après la victoire que sur leur grimace pendant l’épreuve. Et si aujourd’hui les caméras ont moins de réticence à montrer les faces des sportives en pleine action, la taille du maillot des joueuses de beach volley fait encore l’objet de plus de considérations que la qualité de leur smash. Montrer des expressions d’effort ou de douleur devient peu à peu habituel pour les femmes dans certaines circonstances. Mais pas encore dans les salles d’accouchement où l’injonction sociale de beauté et de décence continue à s’appliquer comme partout ailleurs dans la société.

Une femme qui accouche est généralement bruyante. Contrairement à l’idée communément admise, les cris et gémissements ne sont pas nécessairement des manifestations de douleur. En interrogeant les femmes sur les raisons de leurs expressions vocales, beaucoup d’entre elles racontent comment gémir ou hurler leur a permis de rester maître de leur accouchement, comment ces bruits avaient précisément pour but d’éliminer la douleur. L’émission de sons graves entre en résonance avec le bassin et détend les tissus du bas du ventre, ce qui est propice au passage plus facile du fœtus. Le chant, si faux soit-il, maintient la concentration et active une respiration permettant une bonne oxygénation de l’utérus, ce qui rend les contractions plus efficaces et moins douloureuses. Les cris sont souvent des cris d’effort, pour expulser un trop plein d’énergie, comme les joueuses de tennis au moment où elles tapent sur la balle. Un cri de puissance qui aide, qui libère, qui canalise. Le cri qu’on pousse en sautant en parachute. Le cri qui encourage et décuple ses forces, le cri qui jugule la peur. Le cri du guerrier. Il y a aussi les râles qui évacuent les tensions et le stress. Les gémissements qui accompagnent les sensations et émotions intenses. Les gémissements qui délivrent. Les gémissements semblables à ceux émis pendant l’acte sexuel.

Devant cette femme en train d’accoucher, animale, bruyante et aux forces décuplées, on peut comprendre l’embarras du personnel médical. On peut imaginer le stress d’une sage-femme devant poser une ceinture de monitoring sur le ventre d’une femme déployant la puissance d’une Walkyrie qui ne supporte pas qu’on la touche. On peut concevoir le malaise de l’obstétricien envisageant un touché vaginal sur une femme à quatre pattes poussant des gémissements orgasmiques. La tentation est grande pour les professionnels de faire taire cette femme, de l’enjoindre au silence sur le mode « vous inquiétez la femme qui accouche dans la pièce voisine », à coup de désapprobation, de critiques voire de menaces.

Et puis est arrivée la péridurale. Cette technique magique qui permet aux femmes de ne pas ressentir de douleur. Dans les salles d’accouchement, on trouve maintenant des femmes installées décemment, même souriantes. Le personnel médical savoure aujourd’hui le calme qui règne sur leur lieu de travail et ne tarit pas d’éloges sur les bien-faits de cette technique médicamenteuse qui leur permet de pratiquer toutes les interventions médicale dans la sérénité.

Les femmes ont retrouvé la place que leur assigne la société patriarcale. Couchées, passives, décentes et silencieuses.

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17 Responses to Accouche, sois belle et tais-toi

  1. Aldrice says:

    Belle écriture j’adore un sujet aussi sérieux traité avec un zeste humour devient intellectuellement très digeste facile à boire et décapant. Cette forme d’expression aura beaucoup d’impact et fera j’en suis persuadé bouger les lignes sur certaines choses anormales des sociétés….. Sur l’échelle des douleurs humaines,celle de l’accouchement arrive en deuxième position des plus forte juste après la brulure d’incendie c’est dire tout ce qu’on doit à la femme et tout l’amour qu’on se doit de leur témoigner

  2. Mathilde says:

    Je trouve que c’est un très bel article ! Et qui me parle beaucoup : quelques temps après avoir accouché, il y avait les jeux olympiques et j’étais tombée sur la fin d’un sprint, c’était une femme et dans son visage tordu de force et de douleur, alors qu’elle se dépassait dans une énergie surhumaine pour atteindre le trait de la fin, j’ai repensé à toute la puissance qui s’était emparé de mon corps pendant l’accouchement et je me suis dit que les sensations devaient être très proches. Et je m’étais justement dit pourtant elle, on ne lui dira pas qu’elle est masochiste et on célébrera sa victoire. Et le parallèle que tu fais avec le fait que justement les femmes ont dû s’imposer dans la pratique des sports haut niveau c’est très intéressant. Par contre pour le commentaire de Aldrice, je ne peux pas m’empêcher de répondre, comment pourrait-on faire une échelle des douleurs ?? On m’avait dit avant d’accoucher, c’est la douleur la pire du monde, mais d’accoucher m’a confirmé que non, car la douleur a un sens, et il y a mille douleurs que je peux imaginer bien plus insupportables que celle de l’accouchement…

  3. Daniel Wagner says:

    J’aime beaucoup ce texte sociologico-politique qui se termine sur une note terrible et juste sans doute. Je serai un lecteur fidèle de ce blog (dont tu annonceras les avancées dans FB j’imagine ?), car même un mec peut être un féministe acharné.
    Il me vient deux réflexions :
    – en lisant tes interventions, je pense forcément à Martin Winckler et à son “Chœur des femmes”, livre que je recommande à toutes et tous et qui aborde la question du rapport entre la femme et son gynéco par exemple.
    – il ne faudrait pas déduire de ta critique -très pertinente – des avancées médicales, qu’elles n’ont que de mauvais versants : la pilule, c’est quand même un événement positif énorme, non ?

  4. Mabire says:

    Bonjour,
    Lire cet article m’a replongée dans mon accouchement, il y a trois mois, au Calm…j’adore la comparaison avec le sport de haut niveau…je l’ai pratiqué et il y a beaucoup de choses communes, en particulier l’état post-effort si particulier, et qui n’est absolument pas compris par l’entourage familial et médical. Euphorie, fatigue, satisfaction extrême, on met des jours à redescendre sur terre!
    J’attends d’en lire plus!

  5. Marie-Hélène Lahaye says:

    Aldrice, merci pour ton message et tes encouragements. Sur la question de la douleur, je rejoins entièrement les propos de Mathilde.

    Daniel, je note le bouquin. Sinon pour la pilule, vaste sujet. Je ne remets évidemment nullement en question le droit à la contraception. Mais je ne me cache pas non plus que la pilule n’est pas toujours la panacée. Déjà, elle a pour effet de couper la libido de certaines femmes. Tu me diras que dans la série contraception, c’est pas mal, mais ce n’est pas nécessairement le but recherché. Et puis, il y a ces scandales récents de décès de jeunes filles dus à la pilule. Ce serait quand même pas mal de pouvoir prendre une contraception sans risquer sa peau. Et surtout, dans une perspective égalitaire, à quand une contraception masculine ? (ceci dit, j’adore les hommes féministes).

    Mabire, je partage ton expérience 🙂

    • MJ says:

      Au sujet de la pilule : nous avons été prise de fous-rires avec ma soeur en lisant la notice de la dernière pilule qui lui a été prescrite. Elle est très très TRES longue (2 feuilles A4 recto-verso) et en ce n’est pas en plusieurs langues! c’est juste qu’après les derniers scandales, les notices ont été mises à jour en détaillant tous mais absolument TOUS les effets secondaires potentiels, parmi lesquels : baisse de la libido (c’est par ça que j’ai arrêté la mienne au passage), acné, inflammation oculaire, prise de poids, phlébite, flatulences, diarrhée, aggravation de la danse de Saint Guy! je vous raconte pas le tableau qu’on s’en est fait! Imaginez juste un instant que, manque de pot, vous cumuliez tout ça… c’est le meilleurs moyen de contraception qui soit! allez-y et en prime vous aurez même peut-être une dépression et un cancer! Heureusement que ces effets secondaires sont rares et que ce ne sont QUE des effets secondaires… et au passage quand même, heureusement que la pilule existe et qu’elle a été améliorée!

  6. Melie says:

    Article intéressant mais je suis quand même partagée, surtout sur votre conclusion sur la péridurale, qui ne me semble pas avoir été inventée en 1er lieu pour faire plaisir au corps médical.. mais bien pour limiter les douleurs connues par les femmes lors de l accouchement. Le tout est que les femmes puissent avoir la liberté d’y recourir ou non, mais cela reste pour moi réellement une avancée et un confort pour els femmes en priorité.
    Je rejoins D. Wagner pour le livre de M. Winckler (la reflexion sur le suivi des patientes, hormis la partie romanesque), qui nous rappelle que nous devons refuser de nous faire traiter comme des idiotes par les gynecos en particulier, cela ne m est que trop souvent arrivé et ca m a tjs laissé pantoise !

  7. Marie-Hélène Lahaye says:

    Melie, j’ai effectivement reçu plusieurs réactions dans le même sens que le tien concernant la péridurale. Ce sera le sujet de mon prochain billet.

  8. Géraldine says:

    Moi je pense qu’au contraire la péridurale, si elle est aussi répandue ce n’est nullement pour le confort des femmes mais pour celui du personnel médical. Le recours massif à la péridurale et au monitoring permet aujourd’hui à une sage femme de suivre en même temps plusieurs accouchements. Et oui, les femmes, lorsqu’elles ont une péridurale n’ont plus besoin d’être accompagnées puisqu’elles ne sont plus censées avoir mal. La péridurale a aussi permis des épisiotomie systématiques puisque les femmes ne sentent rien, donc on peut couper sans même leur demander leur avis!

  9. Tataminic says:

    Comment dire?
    Je suis sage-femme depuis.. et je n’ai de cesse de dire aux futures mamans de se laisser aller lors de leur accouchement..d’entrer dans leur bulle..de faire abstraction de l’entourage masculin notamment le compagnon…on ne peut pas bien accoucher si on est dans une relation de séduction..on veut être trop bien et on garde en soi la force qui devrait s’extérioriser..
    Allez courage à toutes..ayez l’énergie d’accoucher entre femmes afin de pouvoir crier..pleurer..hurler..chanter..dégager une énergie fabuleuse..et ne pas avoir honte de quoi que ce soit!

  10. La sorcière says:

    J’ai chanté, hurlé comme un Vikking. Et oui, hurler jusqu’à l’épuisement annulait la douleur. Comme tu l’as dit, on m’a dit que je terrorisais les primipares…
    Mais je me souvient de mon premier accouchemnt, où effectivement, j’avais envie d’être jolie (et où j’ai été très déçue 😉 )

  11. Géraldine says:

    @Tataminic Pas vraiment d’accord avec toi. Pour mon dernier accouchement à domicile la présence de mon mari m’était bien plus indispensable que celle de ma sage femme. Je ne supportais pas qu’il s’éloigne.

  12. Doris says:

    En lisant plusieurs de vos billets, je retrouve un ton et une analyse similaire à la mienne. Sage-femme depuis 38 ans, et accompagnante de naissances à domicile, j’écris un ouvrage sur cinquante ans d’histoire de la naissance, de l’Accouchement sans douleur à la généralisation de la péridurale….La puissance des femmes au moment de l’enfantement fait peur dans les services aseptisés des usines à bb. D’ou l’importance de défendre le choix de l’AAD.

  13. wielblad says:

    “qu’elle chance pour les femmes de pouvoir choisir leur mode d’accoucher

    ayant 80 ans,eu 3 enfants,dont mon ainé née en 1954,j’ai expérimenté
    la méthode”Lamaze”qui à cette époque était d’avant garde;
    Il est certain ,il y avait beaucoup de méfiance de la part des médias,de non croyance
    à cette méthode,Pour pour moi cela fût concluant,
    Mesdames les sages femmes à domcile,continuez à apporter votre savoir humain,
    votre proffessionalisme qui à prouvé,et prouve que dans ce monde de bruts
    vous apportez du bonheur ,de la joie,à un moment trés important pour la femme,bravo,pour votre acharnement aux critiques
    dans les hôpitaux nous sommes un numéro qui passe;faute non du ,personnel,mais du manque de personnel,
    pourtant dans ces moments de fragilité pour la femme,qu’il est bon de se sentir c
    .choyé, ,protégé.

    Votre lutte est l’amélioration du sens humain,Bravo

  14. Marie-Hélène Lahaye says:

    Doris, tu as les référence de ton ouvrage ? Ca m’intéresse.

    wielblad, je suis très émue de lire votre témoignage. Je me sens très honorée qu’une dame de 80 ans vienne sur mon blog pour faire part de ses toutes premières expériences de l’accouchement sans douleur.

  15. Melmelie says:

    Entièrement d’accord sur cette réflexion à propos de la dichotomie séduction/accouchement. Cela me fait songer à toutes ces femmes qui vont se faire épiler (les jambes, le maillot et le reste) peu de temps avant la date présumée de leur accouchement, parce que “quand même je ne vais pas montrer mes poils au gynéco, la honte..”

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