Dans mon billet précédant « La césarienne, ou les femmes à la découpe », je démontrais comment, dans notre pays, une césarienne sur deux était inutile et pratiquée en premier lieu dans l’intérêt du médecin, en se transformant en une arme de domination sur le corps des femmes. Pour ôter les derniers doutes à ceux qui imagineraient que cette technique est utilisée avant tout pour sauver des futures mères et des bébés, il suffit d’examiner ce qui se passe dans les salles d’accouchement à l’échelle de la planète. Tant la variation éhontée des taux de césariennes en fonction des pays que les situations vécues individuellement par certaines parturientes démontrent que cette opération est avant tout une appropriation du ventre des femmes par les sociétés patriarcales.
L’Organisation Mondiale de la Santé estime depuis 1985 que le taux de césarienne idéal doit se situer entre 10 et 15% des accouchements, et, dans sa déclaration de février 2015, ajoute qu’un taux supérieur à 10% n’est pas associé à une réduction du niveau de mortalité maternelle et néonatale.
Un simple coup d’œil à la carte ci-dessous permet, en premier lieu, d’observer le taux ridiculement bas de césarienne en Afrique subsaharienne, qui n’est que le reflet des systèmes de soins de santé défaillants, privant des milliers de femmes d’un minimum d’assistance médicale en cas de nécessité vitale. Comme l’opinion publique occidentale s’émeut à peine des centaines de migrants se noyant aux portes de l’Europe, il n’est pas surprenant qu’elle ne fasse aucun cas de l’effroyable mortalité en couche sévissant dans les bidonvilles des métropoles africaines. Octroyer l’accès à la césarienne à ces futures mères sans revenus, noires qui plus est, ne présente d’intérêt pour personne et est donc parfaitement superflu. Les tragédies de la maternité dans les pays du tiers monde ont néanmoins une utilité, celle de réduire au silence les femmes occidentales qui émettent des critiques sur les maltraitances qu’elles endurent dans nos hôpitaux, en balayant leur exigence de respect par des réflexions simplistes sur le mode « vous voulez que les femmes d’ici meurent comme en Éthiopie ? ».
Dans les autres parties du monde, le taux de césarienne dépasse largement les recommandations de l’OMS. Il monte jusqu’à 33% aux États-Unis, et atteint des niveaux délirants dans les pays émergents, comme 52% au Brésil et entre 36 et 58 % en Chine, alors même que bon nombre de femmes défavorisées de ces pays n’ont toujours pas accès à cette technique, y compris en cas de danger mortel.
La Chine, où un bébé sur deux nait par césarienne, voit dans cette opération une façon très commode d’extraire du ventre de leur mère la moitié des 16 millions d’enfants naissant chaque année, étant donné que cette intervention est beaucoup plus rapide qu’un accouchement vaginal, dans ce pays confronté à une faible proportion de sages-femmes, d’infirmiers et de médecins. La politique de l’enfant unique a, en effet, le terrible inconvénient de voir affluer vers les hôpitaux quasiment exclusivement des mères d’un premier enfant dont le travail est en moyenne plus long que pour les multipares. Le passage par le bloc opératoire permet d’accroitre la cadence des naissances, en réduisant à moins d’une heure un accouchement planifié qui en aurait pris dix ou douze s’il avait dû se dérouler naturellement, et se serait en outre initié de façon aléatoire.
La presse internationale fait peu écho au point de vue des Chinoises face à cette hypermédicalisation, mais il ne faut pas pour autant en déduire qu’elle réponde aux aspirations profondes de ces mères. Dans cet État si peu enclin à respecter les libertés individuelles, de nombreux indices laissent à penser qu’en imposant un seul enfant par couple, une pression énorme pèse sur les femmes. La culture patriarcale de l’Empire du Milieu favorisant la naissance de garçons soumet les futures mères à des avortements sélectifs visant à éliminer les fœtus féminins. Ensuite, la belle-famille de la parturiente pèse de tout son poids pour une naissance parfaite, dépourvue d’aléas, et dont la date est conforme aux prédictions astrales et autres superstitions, ce qui incite au passage sous le bistouri. Enfin, il est permis de douter de l’indéfectible bienveillance à l’égard du corps des femmes dans ce pays pratiquant des avortements forcés, parfois imposés à un stade avancé de la grossesse, à des futures mères n’ayant pas reçu l’autorisation de concevoir un deuxième enfant, comme ce fut le cas pour Feng Jianmei.
Quand l’intérêt du fœtus prime sur les droits de la femme
Si l’avortement sélectif ou forcé est utilisé comme méthode d’appropriation des utérus en Chine, l’interdiction de l’avortement entraîne une oppression des femmes dans beaucoup d’autres pays.
Au Brésil, le poids de la religion catholique rend non seulement l’accès à l’avortement très restrictif, mais fait en plus primer les droits du fœtus sur celui de sa mère. Ainsi, les femmes peuvent être contraintes à une césarienne contre leur volonté, sous prétexte de protéger l’enfant qu’elles portent. Le cas d’Adelir Carmen, qui a suscité une mobilisation internationale l’année dernière, est particulièrement illustratif du piétinement des droits fondamentaux des femmes enceintes dans ce pays. Cette jeune femme souhaitait tenter un accouchement par voie vaginale pour son troisième enfant, après avoir déjà subi deux césariennes. Alors qu’elle était chez elle en compagnie de son mari et de sa doula, et voyait son travail débuter sereinement, un groupe de policiers munis d’un ordre judiciaire l’ont trainée, telle une criminelle, vers un hôpital où elle a subi une césarienne forcée. Le juge, ayant ordonné cette action suite à la requête des médecins, s’est justifié en indiquant que « lorsqu’il y a un conflit d’intérêt entre la mère et la vie de l’enfant, les intérêts de l’enfant prédominent sur les siens ». Dans ce pays où le taux de césarienne atteint la moyenne de 82% dans les cliniques privées, le poids du catholicisme et les intérêts financiers d’une caste de praticiens se conjuguent pour former une domination extrême sur le corps des femmes.
Aux États-Unis également, le renforcement constant des lois anti-avortement fait primer les intérêts des ovules fécondés, des embryons et des fœtus sur les droits des femmes. Ainsi, un juge de Washington D.C. a imposé une césarienne à une femme de 27 ans en mauvaise santé, dans l’espoir de sauver son fœtus, tout en sachant que cette opération risquait de lui être fatale. Ni la mère ni l’enfant n’ont survécu. Dans l’Iowa, c’est une femme enceinte tombée dans un escalier qui a été arrêtée pour « tentative d’homicide du fœtus ». En Utah, une mère de jumeaux a également été incarcérée parce qu’un de ses bébés serait décédé en raison du fait qu’elle aurait retardé sa césarienne. En Louisiane, une femme a été emprisonnée pour meurtre après sa visite à l’hôpital suite à des saignements vaginaux inquiétants qui se sont avérés être une fausse couche d’un fœtus de 11 à 15 semaines. En Floride, un shérif a emmené de force une femme en travail pour une césarienne contre sa volonté. Celle-ci a ensuite perdu son procès lorsqu’elle a porté l’affaire devant les tribunaux, le juge estimant que ses droits constitutionnels « ne l’emportaient clairement pas sur les intérêts de l’État de Floride dans la préservation de la vie de l’enfant non né ». Depuis 2005, au moins 380 cas similaires ont été rapportés aux États-Unis, avec une augmentation croissante d’année en année. Pas plus tard que le mois dernier, Purvi Patel a été condamnée à 20 ans de réclusion suite à la découverte de son bébé né sans vie. Il s’agissait du premier cas d’application de la récente loi de l’Indiana instaurant un crime de fœticide qui pourrait être brandie face à toute femme victime d’une fausse-couche.
Des césariennes forcées ont également lieu plus près de nous, au sein-même de l’Union européenne. L’Irlande, connue pour être un des États les plus restrictifs en matière d’avortement, est aussi celui pourvu de procédures judiciaires permettant à des obstétriciens d’obtenir une décision d’un juge pour pouvoir envoyer sur le billard les femmes enceintes qui n’y consentent pas. En août 2014, une jeune femme dont la grossesse a été consécutive à un viol, s’est vu interdire l’accès à l’avortement. En grève de la faim, elle a été réhydratée de force, puis a subi une césarienne à 25 semaines de grossesse pour lui ôter le fœtus à peine viable que les juges ont estimé en trop grand danger dans son utérus. Quelques mois auparavant, au Royaume-Uni, c’est une Italienne qui a subi ce traitement. Internée dans un établissement psychiatrique pour troubles bipolaires, elle a été quelques semaines plus tard anesthésiée pour subir une césarienne afin que sa fille soit remise aux services sociaux qui avaient obtenu de la Haute Cour une autorisation pour cette opération.
L’accouchement fait partie des droits sexuels et reproductifs
Toutes ces affaires ont comme point commun la négation totale du point de vue des femmes tant sur leur volonté ou non de mener leur grossesse à terme que sur les conditions de leur accouchement. Elles reposent également sur l’opposition toute théorique entre les intérêts de l’enfant à naitre et ceux de la future mère, en niant aux femmes leur capacité de poser des choix quant à la meilleure façon d’accueillir l’enfant qu’elles ont désiré et dont le souhait le plus cher est qu’il naisse en bonne santé.
L’obstétrique s’est construite sur une culture misogyne basée sur le mythe de la dangerosité des femmes. Elle est également le bras armé d’une politique patriarcale les réduisant à de simples enveloppes charnelles à utiliser à loisir pour la gestation des populations futures, et à éventrer pour simplifier leur venue au monde.
La question des droits des femmes pendant leur accouchement est indissociable de celle de leurs droits sexuels et reproductifs. Elle doit, à ce titre, devenir un combat éminemment féministe.
C’est extrêmement intéressant, merci beaucoup pour cet article détaillé et votre travail!
Il est un peu dommage que vous réduisiez le cas des femmes du Brésil au “poids du catholicisme”, car il n’y a rien dans le christianisme qui encourage la césarienne.
Du témoignage d’une sage-femme qui a exercé 2 ans au Brésil dans les années 2010 dans la forêt amazonienne, le fort taux de césarienne est certes lié au business que cela génère mais aussi au culte du corps qui fait que les femmes “modernes”‘ et dès qu’elles ont un peu de moyens dans ce pays ont des enfants très jeunes et demandent une césa à 8 mois pour limiter la prise de poids, l’élargissement du bassin, et retrouver rapidement leur corps de jeune fille. Mon amie SF n’en revenait pas de ce rapport au corps (évidemment reflet d’une culture très sexiste….), des césariennes à la chaine, des césariennes (et des chirurgies esthétiques) “low cost” pour permettre aux filles un peu moins pauvres de se conformer à la norme sociale au prix de pratiques médicales de moindre qualité, pendant que dans sa forêt les femmes accouchaient à la maison comme elles pouvaient et en dehors de toute statistique, et sans césarienne sauf urgence. Ainsi en va-t-il des sociétés qui cumulent sexisme ancestral, inégalités sociales record et débarquement brutal du consumérisme le plus débridé sur fond de relative croissance…