Lorsqu’une Université voit, le même mois d’octobre 2013, un de ses professeurs recevoir le Prix Nobel pour la découverte du boson de Higgs, et son hôpital universitaire ouvrir un espace d’accouchement physiologique, on pressent qu’elle se situe à la pointe de la Recherche et de la Science. Mais lorsqu’on rencontre les initiateurs de ce nouvel espace de naissance, on est totalement convaincu qu’elle œuvre en plus pour le bénéfice et le progrès de l’Humanité.
L’Hôpital Erasme, rattaché à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), vient en effet d’ouvrir le Cocon, un « gîte de naissance » géré par des sages-femmes, où il sera possible d’accoucher de façon entièrement naturelle dans une ambiance chaleureuse au décor proche d’une maison de naissance ou d’un foyer. Totalement séparé des structures existantes, cet espace est composé de deux chambres confortables où auront lieu les naissances, d’une troisième chambre d’observation et de deux cabinets de consultation et préparation à la naissance, mais aussi d’un salon et d’une salle à manger permettant d’organiser une table d’hôtes où femmes enceintes, parents et personnel hospitalier pourront échanger leurs expériences en toute convivialité autour d’un repas. Les consultations ont déjà commencé et les premiers accouchements sont attendus début mars 2014.
A l’heure où le monde médical traditionnel ne jure que par la technicité outrancière autour de la naissance, Yvon ENGLERT, Doyen de la Faculté de Médecine de l’ULB, et Michèle WARNIMONT, sage-femme responsable de ce projet, m’ont fait l’honneur de partager leur démarche.
Qu’est-ce qui vous a motivé, à titre personnel, dans la création de ce projet d’espace d’accouchement physiologique ?
Michèle WARNIMONT: J’ai toujours été intéressée par la place du singulier dans le poids de l’institutionnel. Je rêvais de participer à la création d’une structure dans laquelle les personnes seraient soignées pour elles-mêmes en fonction de leurs besoins et pas en fonction de l’organisation de l’institution. Je crois beaucoup à la transversalité des soins et je considère que la femme enceinte est une partenaire à part entière dans la prise en charge de sa grossesse et de son accouchement. Je pars du présupposé que la femme connait son corps et qu’elle est la plus à même de fournir les indications utiles la concernant. Tandis que moi, en tant que sage-femme, j’apporte une compétence médicale et un savoir-faire pour la guider sur le chemin de la confiance en ses propres capacité à mettre son enfant au monde. Pour cette raison, il est aussi fondamental de considérer la naissance dans sa globalité, dans une démarche holistique.
Yvon ENGLERT : Quant à moi, je suis depuis bien longtemps sensible au principe d’empowerment autour de la contraception et de la naissance. J’ai été formé par le Dr Willy PEERS (NLDR : le médecin belge fervent partisan de la contraception, emprisonné en 1973 pour avoir pratiqué des avortements, et dont la mobilisation pour sa libération lancera le mouvement pour la dépénalisation partielle de l’avortement en Belgique) et je considère que cet espace d’accouchement physiologique est une possibilité supplémentaire offerte aux femmes et aux couples. Depuis déjà de nombreuses années, je suis convaincu de la complémentarité entre les professions. Les sages-femmes apportent aux femmes quelque chose de différent des gynécologues, tant au niveau relationnel qu’en termes de savoir-faire. Les obstétriciens ont beaucoup à apprendre de leur part et il est dès lors important de promouvoir la place des sages-femmes dans les équipes pluridisciplinaires. En outre, cet espace physiologique a une dimension académique. Différentes études, principalement anglo-saxonnes, démontrent déjà les avantages à respecter la physiologie lors de l’accouchement. L’analyse des résultats issus de ce futur lieu d’accouchement contribuera à la recherche dans ce domaine.
En quoi le Cocon diffère-t-il d’une « salle nature » ou d’un espace physiologique comme on en trouve dans certaines maternités ?
Michèle WARNIMONT: Le Cocon est séparé de la salle d’accouchement de l’hôpital pour permettre une gestion par une équipe de sages-femmes formées à la physiologie et à l’accompagnement de la naissance. Cet espace est donc entièrement administré par des sages-femmes en collaboration avec un gynécologue dédié, sur base d’une formule, à ma connaissance unique en Europe, alliant des sages-femmes salariées et des sages-femmes libérales extérieures à l’établissement. Cette formule permettra un échange important de savoirs et d’expériences. Ce sera un véritable lieu de liberté pour expérimenter tous les champs du possible dans le respect des recommandations de bonnes pratiques et de transmission de l’art entre professionnelles de la naissance. Contrairement à la filière hospitalière classique, la connaissance que nous aurons des couples nous donnera accès à un éventail beaucoup plus complet d’observations, y compris en nous basant sur des éléments qui échappent à la culture du « scientifiquement prouvé ». De plus, l’accompagnement d’une femme par une sage-femme « one to one » permet une attention plus grande et un soutien plus efficace. Cette observation plus pointue permet entre autres l’émergence de l’intuition. Au fil de mes nombreuses années de pratique, il m’est arrivé d’être auprès d’une parturiente et de sentir à un moment donné dans son attitude que quelque chose n’allait pas. Cette intuition est très utile pour prendre les mesures adéquates, mais il est totalement impossible de la valider scientifiquement. Cette démarche qui allie transmission de l’art entre sages-femmes et prise en compte d’éléments très larges d’observation, n’est pas forcément enseignée dans le cursus académique qui est à la base de la formation des obstétriciens. Plus j’avance dans mon métier, plus je me rends compte de la complexité humaine, qui échappe aux standards, et qui nous rend, nous soignants, de plus en plus humbles.
L’avantage d’ouvrir ce lieu au sein d’un établissement hospitalier, est qu’il permet cette grande liberté tout en étant dans un endroit « sécurisé » (même si je n’aime pas ce mot). Tout l’enjeu pour notre équipe est de ne pas nous laisser contaminer par la culture hospitalière souvent basée sur les peurs, sur le mode « et si… et si… ». Nous devons au contraire vivre au maximum l’instant présent, faire confiance à la femme, à l’enfant et au mari, et apprendre à repérer ce qui sort de la normalité. Bien sûr, du fait de la proximité directe de la salle d’accouchement classique, les transferts seront plus faciles que pour des accouchements en maison de naissance ou à domicile, et il pourrait dès lors arriver qu’une parturiente confrontée à une difficulté soit envoyée à l’étage inférieur pour une prise en charge plus classique, alors que si elle avait été chez elle, elle se serait donné le temps nécessaire à la reprise du cours normal de son accouchement
Avez-vous rencontré des résistances par rapport à ce projet ?
Michèle WARNIMONT: De manière générale dans l’implantation de ce type de projet, des résistances s’expriment de la part de sages-femmes de la filière hospitalière classique, peut-être plus encore que de la part des médecins. La démarche de soins du Cocon implique une autre façon de penser, ce que certaines sages-femmes prennent parfois comme une critique de leur propre travail. L’enjeu pour moi et pour l’équipe est d’arriver à dépasser nos peurs et nos doutes parfois renforcés par des représentations trop sécuritaires du suivi de la grossesse et de l’accouchement. Pour ce faire, il est très important qu’il règne de la bienveillance, de l’entente et du soutien entre les sages-femmes du Cocon et l’équipe du département mère-enfant de l’hôpital. Ça suppose une culture d’entreprise différente de celle qui prévaut parfois dans le milieu hospitalier où on cherche souvent un coupable. Il faut cependant souligner que le Cocon est un projet de département et qu’il n’a pu voir le jour que parce que la physiologie occupe déjà une place importante dans la prise en charge des accouchements au sein de la structure classique, ce qui permettra une continuité en cas de transfert.
Quelle influence le Cocon aura-t-il dans le cursus universitaire des futurs médecins, gynécologues et obstétriciens de l’ULB ? Ce projet contribuera-t-il à ce que les étudiant-es en obstétrique développent un plus grand respect de la physiologie de l’accouchement et de l’intégrité physique et psychique des parturientes ?
Yvon ENGLERT : C’est déjà le cas actuellement. Je ne veux pas faire un benchmarking entre les différentes universités par rapport au respect de la physiologie inculqué aux étudiants en obstétrique, mais il est clair que l’hôpital Erasme est peu interventionniste. Le taux de césariennes y est relativement bas : il se situe entre 18 et 19 %, sachant que nous sommes un centre obstétrical où se concentrent les situations les plus à risque et les pathologies lourdes. Dans nos salles d’accouchements actuelles, une large place est déjà octroyée aux sages-femmes qui assurent un accompagnement physiologique. L’ouverture du Cocon ne fait que s’inscrire dans ce mouvement d’un plus grand respect de la physiologie.
L’ouverture de cette structure physiologique au sein d’un des plus grands hôpitaux de Belgique ne risque-t-elle pas d’entraver la création de maisons de naissance et de nuire à la possibilité pour les femmes d’accoucher à domicile à Bruxelles ?
Michèle WARNIMONT: Les femmes et les couples qui ont le projet d’accouchement accompagnés à domicile (AAD) auront toujours la possibilité de le faire. D’ailleurs les sages-femmes libérales avec qui nous travaillons au Cocon proposent également l’accompagnement d’AAD. Par contre, pour les femmes qui choisissent d’accoucher chez elles par défaut, parce qu’il n’existe pas d’alternative à la médicalisation, il est préférable qu’une structure telle que le Cocon leur soit offerte. Quant aux maisons de naissance, bien qu’elles soient autorisées en Belgique, il est difficile d’en créer à Bruxelles pour diverses raisons. Le Cocon est l’aboutissement du projet de certaines sages-femmes libérales de créer au départ une maison de naissance totalement indépendante d’une institution hospitalière. Mais à Bruxelles (contrairement à la Wallonie), la réglementation en matière d’urbanisme rend difficile la réaffectation d’une maison d’habitation toute entière dédiée à une activité professionnelle, sans parler du prix des loyers très élevés qui entraînent des coûts d’exploitation se répercutant sur la facture des patientes. Quand s’est présentée l’opportunité de créer un espace équivalent au sein d’un hôpital, cela nous a semblé être une excellente solution. Nous avons choisi de l’appeler « gîte de naissance » pour le différencier d’une vraie maison de naissance dont le terme est légalement protégé et qui doit être un espace totalement indépendant d’une structure hospitalière.
La France vient d’adopter une très frileuse loi sur l’expérimentation des maisons de naissance. Que vous inspire cette loi et quels conseils ou messages auriez-vous envie d’envoyer à vos collègues français ?
Yvon ENGLERT : Je n’ai pas de leçon à donner à mes collègues français, je veux juste leur dire que s’ils sont intéressés par cette initiative, ils sont les bienvenus. Nous avons à l’hôpital Erasme une certaine audace par rapport à notre société actuelle qui prône une grande médicalisation. Les progrès de la médecine se situent aujourd’hui dans une meilleure prise en charge globale du patient, dans le respect de ses choix éclairés, et plus seulement dans le développement des technologies. C’est clair qu’il s’agit d’une remise en question du pouvoir médical et de sa suprématie mandarinale héritée du 19ème siècle. De façon plus globale, je constate une différence de mentalité entre la France et la Belgique par rapport à la confiance que nous octroyons à la personne. Je retrouve également cette différence par rapport à la question de l’euthanasie (NDLR : autorisée en Belgique depuis 2002). Les débats sur le libre choix autour de la naissance ressemblent beaucoup aux débats sur la fin de vie.
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